Vous êtes conseiller technique à la Délégation nationale handicap du Ministère des Armées. Pouvez-vous nous décrire en quelques mots votre parcours et votre rôle au sein du Ministère ?

Le ministère des Armées a, depuis la construction des Invalides en 1670, une tradition de maintien dans l’institution de ses militaires blessés. C’est maintenant au sein de son effectif d’environ 60 300 personnels civils (dont 38,10% de femmes) que sont dénombrés les BOE (Bénéficiaires de l'obligation d'emploi).
La Délégation Nationale pour le Handicap y a pour mission d'élaborer la politique des ressources humaines du ministère en matière de handicap et de coordonner le réseau ministériel handicap, et donc entre autre piloter la mise en place des aménagements de compensation du handicap pour les agents reconnus travailleurs handicapés, maintenus dans l’emploi ou recrutés.
J’ai une formation initiale en ingénierie de déminage et reconverti en accessibilité du cadre bâti. Mon poste de conseiller technique auprès de la Déléguée m’a permis de développer une expertise en accessibilité universelle et en aménagement raisonnable.

Le ministère des Armées est l’un des seuls à se doter d’un ingénieur dédié à sa mission handicap, et ma première mission fut de rationaliser la fonction technique. Pour ce faire, je me suis intéressé aux textes fondateurs des organismes internationaux, et dans ce cadre j’ai été reçu par :
-    M. CHAVEZ-PENNILAS, conseiller handicap du Haut-Commissariat des Droits de l’Homme, qui m’avait présenté un guide pratique de l’OIT « Promouvoir la diversité grâce à des ajustements sur le lieu de travail » traitant des aménagements au sens général ;
-    Mme Renée MORITZ, responsable de la Section Performance et Bien-être de la DRH du Conseil de l’Europe qui a participé à la rédaction de la stratégie sur le handicap CE 2017-2023.
Quand le Défenseur des Droits a sorti son guide « Emploi des personnes en situation de handicap et aménagement raisonnable » en décembre 2017, j’avais déjà acquis les fondamentaux de ce concept, et je me suis rapidement approprié ce guide qui apporte un éclairage sur :
-    la discrimination, directe et indirecte ;
-    les mesures d’action positive ;
-    les notions « d’obligation », de « mesures appropriées » et de « charge disproportionnée. »
Ce guide est un outil de travail dont je me sers quotidiennement avec une mise en œuvre pratique adaptée aux contraintes opérationnelles d’aménagements de poste par la compensation du handicap au sein de mon ministère.

Qu’est-ce que le principe de compensation et qu’entend-on par « aménagement raisonnable » ?

Le Conseil de l’Europe dans sa stratégie 2017-2023 définit le handicap comme étant « le résultat de l'interaction entre les déficiences individuelles et les barrières comportementales et environnementales existantes. »
La compensation permet de rétablir l’égalité des chances (= équité) en offrant une solution d’autonomie qui répond aux besoins de la personne handicapée afin de réduire, voire gommer, les restrictions liées à ses déficiences individuelles.
La compensation n’est ni du favoritisme ni un avantage, elle est un juste rétablissement de l’égalité des moyens avec les autres travailleurs sur la base d’une pleine et effective participation à la vie professionnelle pour la personne handicapée.

L’aménagement raisonnable est une obligation de mise en place de moyens de compensation du handicap par des mesures appropriées et n’entrainant pas de charges disproportionnées dans une situation donnée.

Le Conseil de l’Europe définit les niveaux de mise en œuvre des aménagements raisonnables comme pouvant couvrir notamment :
-    l'adaptation du mobilier ou l'agencement du bureau ;
-    la mise en place de technologies d'assistance au travail ;
-    la modification de livrets d'instruction ou de documents de référence ;
-    la réassignation de tâches non essentielles ;
-    la souplesse dans le temps de travail ;
-    l’offre de formations ;
-    l'encadrement par le manager, le soutien ou l'assistance de collègues.

Face à une impossibilité de respecter une ou plusieurs obligations de la réglementation pour des motifs avérés, justifiés et clairement définis (techniques, financiers, architecturaux, organisationnels…), et en vertu du principe de l’aménagement de la charge de la preuve, l’employeur devra prouver qu’il a recherché des mesures de substitution : solution technique, technologique, architecturale, humaine ou organisationnelle qui rend le service ou l’usage prévu par la réglementation, avec la plus grande autonomie.

 

Quelles sont les responsabilités qui découlent de l’obligation d’aménagement raisonnable ?

 

Quand la question des différentes responsabilités engagées face à cette obligation s’est posée, je suis parti de ce que je connais et se fait dans le monde du bâtiment.

 

La première question à résoudre est la hiérarchisation de l’obligation d’aménagement raisonnable par rapport à l’obligation de santé et sécurité au travail*.
Le bon sens nous oriente assez facilement vers le fait que l’obligation d’emploi (et donc d’aménagement raisonnable pour un travailleur handicapé) ne doit pas se faire au détriment de la protection de sa santé et de sa sécurité**.
Ensuite, la transposition des responsabilités du monde du bâtiment au concept d’aménagement raisonnable me semble juste en les décomposant en trois critères : nécessaire, approprié, raisonnable :

 

Ce qui est nécessaire est de la responsabilité de la sphère médicale


Tout ce qui est en rapport avec la pathologie de l’agent est considéré comme « secret médical ». Le médecin du travail ou de prévention doit donc indiquer quels sont les besoins (ou restrictions fonctionnelles) de l’agent, et ce de la façon la plus large possible, sans ne rien révéler de la pathologie de l’agent.
Ces informations données par la sphère médicale sont de l’ordre du confidentiel personnel, et ne doivent pas être divulguées à d’autres personnes que celles intéressées par le dossier d’aménagement. Personnes que l’on peut nommer « experts. »

Ce qui est approprié est de la responsabilité des experts


Ces experts sont considérés comme des « sachants » face à la loi :
-    ergonomes et ergothérapeutes pour les équipements ;
-    spécialiste en accessibilité pour les ajustements à réaliser spécifiquement pour répondre aux besoins de l’agent ;
-    ressources humaines pour les besoins d’aménagement organisationnel de temps de travail ;
-    informaticiens, spécialistes en téléphonie ou autre domaine pour répondre aux besoins particuliers liées à la situation de travail.
Ceux-ci proposent des solutions de compensation qui répondent aux besoins de l’agent en les réduisant à la situation de travail et d’environnement qui lui est nécessaire pour conduire à bien ses missions et bénéficier des prestations ordinaires (toilettes, restauration, salles de réunion, ressources humaines, assistantes sociales…). 

Ce qui est raisonnable est de la responsabilité de la sphère financière

 


Ce qui est raisonnable est ce qui n’entraine pas de « charges disproportionnées ». Le Défenseur des Droits rappelle dans son guide que la cette notion s’argumente par l’organisme d’emploi au regard de sa taille et de ses ressources propres en tenant compte entre autres des différentes aides (FIPHFP), des mesures existantes dans la politique générale, que « les intérêts de la personne handicapée peuvent se recouper avec ceux de l’ensemble de la collectivité de travail », du temps nécessaire de mise en œuvre des mesures appropriées, la période d’amortissement du coût de l’aménagement…
 

 


La mise en œuvre des mesures compensatoires évoquées au précédent paragraphe est assurée par les experts, soit :
-    au moment de leur première étude, face à des impossibilités (techniques, organisationnelles, architecturales…) avérées ;
-    suite à une déclaration de charges disproportionnées de leur première préconisation.

S’il est indispensable que l’agent soit consulté et écouté durant cette phase, il est dangereux de le laisser seul statuer sur ce qui est approprié pour lui. En effet, s’il sous-estime ces besoins face à des taches qu’il a mal appréhendées ou n’a pas encore expérimentées sur un nouveau poste, il devrait surcompenser et sa santé pourrait décliner. Dans cette situation, un juge ne le considérerait pas comme responsable car il est face à la loi un « non sachant », et donc reporterait cette responsabilité sur l’employeur au titre de son obligation de santé et sécurité au travail.

Quelle organisation pour une mise en œuvre pratique de l’ « aménagement raisonnable » ?
Le guide pratique de l’OIT « Promouvoir la diversité grâce à des ajustements sur le lieu de travail » de 2017 propose en annexe un modèle de politique en matière d’aménagement raisonnable.

Il débute par 3 éléments clé de la réussite de cette politique :
- un engagement clair et soutenu de la part de la direction ;
- une consultation des représentants des travailleurs, y compris les syndicats ;
- la limitation éventuelle à certaines catégories de travailleurs, par exemples aux travailleurs handicapés, aux travailleurs vivant avec le VIH, aux femmes enceintes, aux travailleurs ayant des responsabilités familiales, une religion ou autre croyance donnée, ou autre.
Ce troisième point serait clairement considéré comme étant une discrimination positive en Europe. Ceci pour attirer l’attention sur le fait que les textes onusiens s’adressent au monde entier, et que parfois certaines pratiques qu’ils préconisent et seraient un plus dans des pays en voie de développement, sont dépassées en Europe et voire, comme dans le cas qui nous intéresse, considérées comme illégales.

La suite du modèle proposé n’en reste pas moins pertinent, et met en avant deux profils professionnels :
-    le coordinateur handicap, de la sphère RH, chargé du recrutement, maintien dans l’emploi, suivi de carrière et communication interne, un profil proche du « référent handicap » mis en place dans le cadre de la loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » ;
-    le coordonnateur des aménagements, de la sphère technique, qui traite toutes les demandes aménagements de poste et coordonne les différents acteurs, voire qui peut être un des experts.

Cette organisation idéale permet une complémentarité des profils et une prise en compte du handicap efficiente sous tous les aspects.
Mais il n’est pas toujours possible d’avoir deux postes ouverts. Une solution dégradée d’organisation serait de confier le rôle de « coordonnateur des aménagements » au chargé de la prévention des risques professionnels, déjà habitué à mettre en place des aménagements pour les travailleurs ordinaires, et qui pourrait, avec une formation spécifique, être rapidement efficace.

En tout état de cause, quelle que soit l’organisation finale, le point le plus important à respecter est que les responsabilités de la mise en œuvre des « aménagements raisonnables » n’ont pas à être portées par les responsables handicap des organismes. Leur rôle est de conseil auprès de l’employeur et de coordination des différents professionnels qui engagent leur responsabilité dans leur domaine de compétence.

 

* Cette obligation de l’employeur en matière de santé et de sécurité au travail est prévue à l’article 23 de la loi n° 83-634 dans la fonction publique.

** Ce qui est confirmé dans la directive 2000/78/CE du Conseil de l’Europe, texte fondateur de l’obligation d’aménagement raisonnable régulièrement cité dans le guide du Défenseur des Droits, qui au §5 de l’art. 2 précise que « la présente directive ne porte pas atteinte aux mesures prévues par la législation nationale qui, dans une société démocratique, sont nécessaires (…) à la protection de la santé (…). »

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Guide aménagement raisonnable - Défenseur des Droits
guide_-_emploi_des_personnes_en_situatio
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Guide Promouvoir l'équité - OIT
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